Notes de lecture : Castoriadis, Une société à la dérive (3)

Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, Entretiens et débats, 1974-1997, Editions du Seuil, 2005.

– La force révolutionnaire de l’écologie, Entretien paru dans un dossier « La planète verte – L’écologie en question« , dans la revue publiée par le Bureau des élèves de l’Institut d’études politiques de Paris ; propos recueillis par Pascale Egré les 16 et 29 novembre 1992.

« C’est un cauchemar de voir des gens bien rassasiés regarder à la télévision les Somaliens mourir de faim, puis revenir à leur match de football. Mais c’est aussi, du point de vue plus bassement réaliste, une attitude à terriblement courte vue. On ferme les yeux, et on les laisse crever. Mais à la longue ils ne se laisseront pas crever. L’immigration clandestine augmente au fur et à mesure que la pression démographique s’élève, et il est sûr qu’on n’a encore rien vu. Les Chicanos traversent pratiquement sans obstacle la frontière mexicano-américaine – et bientôt ce ne sera plus seulement des Mexicains. Aujourd’hui, pour l’Europe c’est, entre autres, le détroit de Gibraltar. Et ce ne sont pas des Marocains ; ce sont des gens partis de tous les coins d’Afrique, même d’Ethiopie ou de la Côte d’Ivoire, qui endurent des souffrances inimaginables pour se trouver à Tanger et pouvoir payer les passeurs. Il y a peut-être quarante mille kilomètres de côtes méditerranéennes bordant ce que Churchill appelait ‘le ventre mou de l’Europe’. Déjà, des fugitifs irakiens traversent la Turquie et entrent clandestinement en Grèce. Puis il y a toute la frontière orientale des Douze. Va-t-on y installer un nouveau mur de Berlin, de trois ou quatre mille kilomètres de long, pour empêcher les Orientaux affamés d’entrer dans l’Europe riche ?
On sait qu’il existe un terrible déséquilibre économique et social entre l’Occident riche et le reste du monde. Ce déséquilibre ne diminue pas, il augmente. La seule chose que l’Occident ‘civilisé’ exporte comme culture dans ces pays, c’est les techniques du coup d’Etat, les armes, et la télévision avec l’exhibition de modèles de consommation inatteignables pour ces populations pauvres. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer, à moins que l’Europe ne devienne une forteresse régie par un régime policier. »

Hier, 2 décembre, entrait en vigueur Eurosur, nouveau dispositif de surveillance des frontières européennes, doté d’un budget de 224 millions d’euros pour la période 2014-2020. C’est Frontex qui est chargé de mettre en oeuvre Eurosur, avec trois objectifs : « réduire le nombre de migrants irréguliers qui entrent dans l’UE sans être détectés – réduire le nombre de morts de migrants irréguliers en sauvant plus de vies en mer, et – augmenter la sécurité intérieure de l’ensemble de l’UE en contribuant à la prévention de la criminalité transfrontalière. » (http://frontex.europa.eu/eurosur)

– Une société à la dérive, Publié dans L’Autre Journal, n° 2, mars 1993. Propos recueillis par Marc Weitzmann.

« Je n’ai jamais pensé que les socialistes français soient des socialistes. Leur programme en 1981 était déjà un monument archéologique. Par exemple, les ‘nationalisations’ n’avaient rien à voir avec le socialisme. De toute façon, l’Etat français avait depuis toujours influencé et même, en fait, dirigé l’économie, et il avait toujours les moyens de le faire, ne serait-ce que par sa maîtrise du crédit et du système bancaire. Ce point de leur programme, comme presque toutes les mesures qu’ils ont prises hors la gestion courante des affaires, étaient purement démagogiques – la seule exception, dans l’état actuel des choses, étant l’instauration du RMI : dans une société qui reste capitaliste, il faut avoir un filet de protection sociale. Il ne s’agit pas de philanthropie, là encore : quelqu’un qui crève de faim – et cela, on le voit aux Etats-Unis – ne peut pas être un citoyen, même au sens actuel du terme. Les socialistes ont essayé, en 1981-1982, une ‘reflation’ de l’économie, et ont lamentablement échoué. Pourquoi ? Parce que – et cette constatation a une valeur plus générale – ils ignoraient les règles du jeu de la société qu’ils prétendaient réformer. On ne peut ni réformer ni conserver un système social si on n’a pas en vue le tout ; on ne peut pas faire bouger une pièce de ce mécanisme immensément complexe sans tenir compte des répercussions sur d’autres parties du système. Les socialistes ont appris tant bien que mal les règles du jeu de l’économie capitaliste – et les ont appliquées avec un enthousiasme débordant. De sorte que leur seule gloire est d’avoir introduit et appliqué le programme du néo-libéralisme en France. Ce que la population aurait peut-être difficilement accepté de la part de la droite, elle l’a, en grognant, accepté de la part des socialistes. C’est à ce seul titre qu’ils resteront dans l’histoire, et c’est suprêmement risible. »

Castoriadis reconnaît que les socialistes ont eu le mérite d’essayer en 1981-1982. Les socialistes de 2012-2013 n’auront même pas essayé.

« Il est vrai que les gens aujourd’hui ne croient pas à la possibilité d’une société autogouvernée, et cela fait qu’une telle société est, aujourd’hui, impossible. Ils ne croient pas parce qu’ils ne veulent pas le croire, ils ne veulent pas le croire parce qu’ils ne croient pas. Mais si jamais ils se mettent à le vouloir, ils croiront et ils pourront. »

C’est sans doute un des grands mérites des mouvements Occupy et Indignés : avoir fait émerger cette volonté, et donc cette possibilité d’y croire.

« Les mouvements d’émancipation antiques et modernes ont tous commencé par une mise à distance, sinon de la transcendance elle-même, au moins de l’idée que cette transcendance pouvait agir dans l’immanence, et, par exemple, résoudre la question de la société et de son institution juste. Et ce à quoi ils ont essentiellement cru, c’est que s’il y a un sens dans notre vie qui ne soit pas mystifié, c’est le sens que nous pouvons créer nous-mêmes. »

Ainsi le Reverend Billy Talen de la Church of Stop Shopping :

« Tout le monde ne peut pas être Beethoven ou Kant ; mais tout le monde doit avoir un travail qu’il puisse investir et où s’impliquer. Cela présuppose une modification radicale de la notion de travail, de la technologie contemporaine, de l’organisation de ce travail, etc. – modification incompatible avec le maintien de l’institution contemporaine de la société et de l’imaginaire qu’elle incarne. Cet immense côté de la question, les écologistes eux-mêmes ne le voient pas : ils ne voient que le côté consommation et pollution. Mais la vie humaine se passe aussi dans le travail. Donc, nous devons rendre son sens au fait de travailler, de produire, de créer et aussi de participer à des projets collectifs avec les autres, de se diriger soi-même individuellement et collectivement, de décider des orientations sociales. »

Il y a quelque chose à creuser dans le glissement sémantique du « travail » vers l' »emploi ». Le glissement n’est sans doute pas uniquement sémantique. C’est un peu ce que développe Graeber autour de la question des « bullshit jobs« .

– Ni résignation, ni archaïsme, Propos recueillis par Alexis Libaert et Philippe Petit ; entretien paru dans L’Evénement du jeudi du 21-27 décembre 1995, sous le titre : « Ni ‘Esprit’ ni Bourdieu : les intellos entre l’archaïsme et la fuite« .

« Je suis depuis toujours un internationaliste, et comme tel aussi partisan d’une réunion des peuples européens. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui se passe dans le cas de la Communauté européenne. Cette réunion n’aurait vraiment un sens, et ne serait par ailleurs possible d’un point de vue réaliste, que si elle était d’abord politique. Or il est clair que, présentement, à peu près personne ne désire une union politique, ni les peuples, ni les oligarchies dirigeantes. Face à cette réalité, on a inventé une fausse bonne idée, une astuce subalterne de technocrate, l’union monétaire. Mais comment une union monétaire pourrait-elle fonctionner sans politique économique commune ? Et qui pourrait imposer une politique économique commune sinon une autorité politique ? En fait, c’est ce qui est en train de se passer en catimini. La volonté allemande d’hégémonie économique et politique à long terme fraye graduellement son chemin. L’Europe est en fait une zone mark depuis 1980, et cet état se consolide avec les dispositions de Maastricht. M. Trichet se vante de l’indépendance de la Banque de France – qui n’ose pas se moucher sans regarder la Bundesbank. Et celle-ci suit avec constance une politique orientée uniquement vers ‘la stabilité de la valeur de la monnaie’ ; brièvement parlant, une politique déflationniste. Or, si un capitalisme peut marcher avec une inflation zéro, il ne peut le faire qu’en produisant du chômage. »

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