Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, Entretiens et débats, 1974-1997, Editions du Seuil, 2005.
– Entretien du 28 décembre 1992, avec Jocelyn Wolff et Benjamin Quénelle, publié dans la revue Propos (Strasbourg), n° 10, mars 1993, p. 34-40.
« Qu’est-ce que le projet d’autonomie individuelle et collective ?
C’est le projet d’une société où tous les citoyens ont une égale possibilité effective de participer à la législation, au gouvernement, à la juridiction et finalement à l’institution de la société. Cet état de choses présuppose des changements radicaux dans les institutions actuelles. C’est en cela qu’on peut l’appeler le projet révolutionnaire, étant entendu que révolutionnaire ne signifie pas des massacres, des rivières de sang, l’extermination des chouans ou la prise du palais d’Hiver. Il est clair qu’un tel état de choses est très loin du système actuel, dont le fonctionnement est essentiellement non-démocratique. On appelle faussement nos régimes démocratiques, alors que ce sont des oligarchies libérales.
Comment ces régimes fonctionnent-ils ?
Ces régimes sont libéraux : ils ne font pas essentiellement appel à la contrainte, mais à une sorte de semi-adhésion molle de la population. Celle-ci a été finalement pénétrée par l’imaginaire capitaliste : le but de la vie humaine serait l’expansion illimitée de la production et de la consommation, le prétendu bien-être matériel, etc. En conséquence de quoi la population est totalement privatisée. Le métro-boulot-dodo de 1968 est devenu bagnole-boulot-télé. La population ne participe pas à la vie publique : ce n’est pas participer que de voter une fois tous les cinq ou sept ans pour une personne que l’on ne connaît pas, sur des problèmes que l’on ne connaît pas et que le système fait tout pour vous empêcher de connaître. Mais pour qu’il y ait un changement, qu’il y ait un vrai autogouvernement, il faut certes changer les institutions pour que les gens puissent participer à la direction des affaires communes ; mais il faut aussi et surtout que change l’attitude des individus à l’égard des institutions et de la chose publique, de la res publica, de ce que les Grecs appelaient ta koina (les affaires communes). Car, aujourd’hui, domination d’une oligarchie et passivité et privatisation du peuple ne sont que les deux faces de la même médaille. »
Mettre en regard le Bloomberg Billionaires Index (http://www.bloomberg.com/billionaires/2013-11-29/cya), notamment l’incroyable explosion des fortunes sur un an, de l’ordre de 20 à 40% pour certains, dont Liliane Bettencourt (dont l’utilité économique réelle reste à démontrer), et ces vidéos tournées lors du Black Friday dans lesquelles des gens se battent pour acheter au rabais tel ou tel bibelot :
Ces gens sont manifestement drogués à la consommation. Ces scènes étant de l’ordre de l’overdose, paroxystiques, violentes. Il y a une dimension thérapeutique [Stiegler] que Castoriadis semble entrevoir. Comment les soigner ? Comment les délivrer des vendeurs de poison qui les harcèlent quotidiennement, de la pub aux centres commerciaux ?
Je crois que l’overdose est aussi présente dans la valse des milliards du Bloomberg Billionaires Index, dans ces fortunes indexées sur l’évolution de valorisations boursières bien plus que sur une quelconque activité productive.
Paradis artificiels des uns et des autres.
Quelques absurdités politiques également : croissance pour la croissance, emploi pour l’emploi, qui mènent à l’épuisement des ressources, aux bullshit jobs [Graeber], à la déprime généralisée, et en dernier lieu aux paradis artificiels évoqués plus hauts (ainsi qu’à d’autres drogues, plus strictement neurotoxiques).
Ajoutons que les salariés de Walmart multiplient les mouvements sociaux, pour des salaires dignes et de meilleures conditions de travail.
« Si l’état d’apathie, de dépolitisation, de privatisation actuel se perpétuait, nous assisterions certainement à des crises majeures. Referaient alors surface avec une acuité insoupçonnable aujourd’hui le problème de l’environnement, pour lequel rien n’est fait ; le problème de ce qu’on appelle le tiers monde, en fait les trois quarts de l’humanité ; le problème de la décomposition des sociétés riches elles-mêmes. Car le retrait des peuples de la sphère politique, la disparition du conflit politique et social permet à l’oligarchie économique, politique et médiatique d’échapper à tout contrôle. Et cela produit d’ores et déjà des régimes d’irrationalité poussée à l’extrême et de corruption structurelle. »
Crises : financière, euro, scandales de corruption en Europe, en Chine, en Inde, etc. Accélération du phénomène avec une nouvelle crise bancaire à venir en Europe, un nouveau krach boursier à venir aux Etats-Unis. Aucun contrôle. Mieux, les responsables (coupables) des crises précédentes sont bien souvent les mêmes que ceux des crises à venir.
Mais difficulté de mettre ces questions en débat, parce que dissimulées par un voile de technicité jargonneuse entre les sachants (qui sont en fait les faisants) et le commun des mortels qui subit les conséquences sans pouvoir identifier clairement les causes.
– Pourquoi je ne suis plus marxiste, Entretien réalisé le 26 janvier 1974 par l’équipe de l’APL (Agence de presse Libération) de Basse-Normandie (Caen).
« Les gens ne s’expriment pas ; tout le travail de la société instituée a, depuis toujours, visé à les persuader que ce qu’ils ont à dire n’est pas important, mais que l’important est ce que connaissent et disent Giscard, Marchais ou Mendès France, les spécialistes de l’économie et de la politique (dans le cas général, des pseudo-spécialistes de pseudo-sciences). Ce travail a atteint son but, et les gens se disent : ‘Ce qui me préoccupe, moi, est sans grande importance, ce sont des petites conneries personnelles ; les grandes affaires de la société, je ne peux pas en parler parce que je n’y connais rien.’ Nous avons à détruire les effets de ce travail, inverser les signes de valeur, répandre l’idée évidente que tous les discours qui remplissent quotidiennement les journaux, la radio, la télévision sont d’une importance quasi-nulle et que les préoccupations des gens sont la seule affaire importante du point de vue social. »
Perversité du sondage qui légitime le discours des experts en le transformant en débat porté par « les Français » (qui sont substitués aux 800 personnes sondées). D’où l’extraordinaire inflation sondagière, dispositif d’auto-justification de l’expert désormais caché derrière ce qu’il appelle le peuple et qu’il manipule.
Plus perverse encore, la thématique du populisme, portée par le regrettable Dominique Reynié, agglutinant tout ce qui contrevient à la doxa néo-libérale dans un terme qui prétend désigner des démagogues, mais désigne en fait le peuple comme débile, puisque récepteur complice de ce discours démagogique. Ainsi, dans la perspective de l’analyse en termes de populisme, le peuple est un réservoir de nazis ou de staliniens en puissance. Il faut donc protéger le peuple, non pas tant contre les démagogues, mais contre ses propres pulsions. Or, Reynié est capable de prôner les mesures les plus anti-sociales qui soient en Europe et en France, tout en dénonçant ceux qui ne sont au fond que ses alliés objectifs, les démagogues qui tentent avec plus ou moins de réussite de récupérer la colère des victimes de ces mesures à des fins de conquête du pouvoir. Joli tour de passe-passe ; pompier-pyromane.
On notera que les sondeurs, comme Reynié, sont issus des mêmes filières académiques, Sciences-Po en l’occurrence, cette formidable machine de reproduction des élites que le monde entier ne nous envie pas.
(On peut envisager le dénigrement de Twitter dans la même perspective. J’en ai déjà parlé ici : https://avecuny.wordpress.com/2013/11/25/eloge-de-christophe-barbier/)