Le 5 juin 2015, le Premier ministre grec, M. Alexis Tsipras, s’exprimait devant le Parlement. Alors que la veille il avait repoussé les propositions émises par le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, au nom des trois institutions (UE, BCE, FMI), M. Tsipras livrait au Parlement grec un aperçu de l’état des négociations et des objectifs de son gouvernement. Le jour même, l’on apprenait que la Grèce n’avait pas honoré le paiement de 300 millions d’euros au FMI comme cela était prévu. Usant d’une astuce juridique, la Grèce avait obtenu le report à la fin du mois de ce paiement. Une manière de laisser planer la menace qu’au 30 juin, faute d’un accord permettant le versement de tout ou partie des 7,2 milliards d’euros dûs par la troïka à la Grèce, et pour l’instant suspendus à l’obtention d’un accord entre le pays et ses créanciers, le gouvernement grec pourrait choisir de payer pensions de retraites et salaires des fonctionnaires plutôt que d’honorer le remboursement des sommes dûes au FMI.
J’ai traduit le discours de M. Tsipras dans son intégralité, à partir du document publié en anglais par ses services : http://www.primeminister.gov.gr/english/2015/06/06/prime-minister-alexis-tsipras-speech-addressing-parliament-on-the-issues-relating-to-the-current-negotiation/
(Les passages en gras sont les mêmes que dans le texte en anglais.)
« Madame la Présidente,
Mesdames et Messieurs, Membres du Parlement,
Je vous ai réunis aujourd’hui parce que nous sommes dans la phase finale des négociations et, simultanément, à leur point le plus critique.
Par conséquent, il est nécessaire d’informer officiellement le Parlement, d’informer le peuple grec, de l’état des négociations et de ce que nous voudrions qu’il advienne de ces négociations.
Agir ainsi, c’est respecter ma responsabilité démocratique, non seulement vis-à-vis des partis politiques et du Parlement, mais aussi devant le peuple grec.
Voilà pourquoi, depuis le début des négociations, je dis que nous n’avons rien à cacher et que nous ne cacherons rien au peuple grec.
C’est en son nom que nous négocions ; en son nom et avec le sens de nos responsabilités que nous nous battons pour arriver au meilleur accord possible.
Il n’y a rien, par conséquent, que nous souhaitions tenir caché.
Mesdames et Messieurs, Membres du Parlement,
Depuis le début, le gouvernement grec a fait savoir qu’il cherchait une solution européenne au problème grec.
Un accord mutuellement bénéfique qui libérerait la société grecque et l’économie de la spirale récessionniste des sept dernières années en mettant fin, enfin, à l’austérité, par la restauration de la justice sociale ainsi qu’en apportant une réponse adaptée au problème de la dette.
Ce type de solution est précisément ce dont nous avons besoin – pas seulement pour la Grèce, mais pour l’ensemble de l’Europe, pour mettre fin, une fois pour toutes, au dangereux cercle vicieux de crises qui a débuté en 2008.
Ce type de solution doit nous conduire à une nouvelle ère de l’intégration européenne, envoyant le message clair que l’UE et la monnaie commune font partie, de manière permanente, de notre histoire. Que la stratégie des Etats européens qui y souscrivent est une, uniforme et indivisible.
Voilà les principaux objectifs qui ont constitué notre position durant les négociations, dans leurs aspects politiques et techniques.
Durant les Sommets, durant les rencontres de l’Eurogroupe, dans les discussions avec les leaders politiques et avec les dirigeants des institutions, ainsi qu’au niveau technique, avec ce que l’on appelle le Groupe de Bruxelles.
Nous avons prouvé activement notre attachement au projet européen au travers des propositions raisonnables que nous avons soumises la semaine dernière aux institutions et aux dirigeants politiques de l’Europe.
Nos propositions ont démontré notre sincère volonté de parvenir à un accord, dans la mesure où elles ne reflétaient pas les positions initiales du gouvernement grec, mais le résultat des négociations avec le Groupe de Bruxelles. Pour résumer : les points d’accord obtenus après trois mois d’âpres négociations. En ce sens, nous avons clairement démontré notre respect du processus de négociation et de nos partenaires.
Jusqu’ici, nos propositions ont été la seule base réaliste de négociation visant à l‘obtention d’un accord respectant à la fois le mandat populaire du 25 janvier et les règles communes gouvernant l’union monétaire.
Un des points clé de nos propositions est la réduction du surplus primaire. C’est un point qu’aujourd’hui les institutions acceptent.
Parce qu’un haut niveau de surplus primaire, comme prévu par les précédents programmes, ne peut que conduire à plus d’austérité.
Mais nos propositions constituent une base de discussion – avec certaines limites.
Je veux dire que certaines des mesures les plus dures de nos propositions, qui nous engagerons, ne seront mises en œuvre que si une condition est remplie : qu’il y ait un accord global – une solution pour la Grèce. Que le théâtre d’ombres de ces cinq dernières années prenne fin, lui qui n’a fait qu’empirer la dette et éloigner la perspective d’une sortie de crise.
Mesdames et Messieurs, Membres du Parlement,
Ne soyez pas dupes :
L’élément crucial des négociations ne tient pas simplement aux réformes exigées par nos partenaires pour la conclusion du programme. Le point critique est de casser le cercle vicieux de cette crise. Et cela ne peut être fait qu’en changeant la ‘recette’ – en mettant fin à une austérité brutale qui produit de la récession, cela combiné avec une solution qui rend la dette soutenable. Parce qu’en vérité, c’est seulement ainsi que l’économie grecque deviendra à nouveau digne de confiance pour les investisseurs et les marchés.
Afin de permettre aux efforts du gouvernement grec de rencontrer le succès, il faut trouver une solution efficiente au problème de la dette.
Une solution réelle – pas simplement une référence à une promesse contenue dans une décision de l’Eurogroupe, qui ne prend jamais effet, comme cela s’est produit en 2012.
Parce que si cela n’arrivait pas, aussi dur que nous essayions, nous ne parviendrons pas à échapper au cercle vicieux de l’incertitude, qui est le principal obstacle à la croissance de l’économie grecque.
Je suis confiant parce que personne en Europe ne veut prolonger cette incertitude, personne ne veut continuer à marcher sur la corde raide d’un constant danger imminent.
Si c’est le cas, alors le but premier de notre nation ne doit pas être d’obtenir un accord politiquement acceptable, mais d’obtenir un accord économiquement viable.
Voici pourquoi, à de nombreuses reprises, j’ai insisté sur le fait que nous n’avons pas uniquement besoin d’un accord. Nous avons besoin d’une solution. Après cinq ans, nous avons besoin d’une solution définitive, pour la Grèce et pour l’Europe. Une solution qui mettra fin à la politique des surplus primaires irréalistes, à l’austérité, et qui assurera la soutenabilité de la dette grecque.
C’est le défi des négociations actuelles, alors que l’austérité imposée pour assurer le remboursement d’une dette insoutenable a formé le cœur de la politique du Mémorandum qui a échoué ces cinq dernières années.
Dire que cette politique a échoué n’est pas une façon de parler, c’est un fait aujourd’hui reconnu mondialement par une large majorité des dirigeants politiques et des opinions publiques. Pas seulement par le peuple grec, dont le rejet de ces politiques peut se lire dans le résultat des dernières élections. Cela peut aussi être vu au travers des études sur la dette et les inégalités sociales, ainsi qu’au travers des indices de compétitivité, qui, malgré les prévisions optimistes, n’ont jamais correspondu à la réalité au long de ces cinq ans de programmes de dévaluation interne brutale.
Mesdames et Messieurs, Membres du Parlement,
Je dois avouer, à vous et au peuple grec, que les propositions que le président de la Commission européenne, M. Juncker, m’a soumises, au nom des trois institutions, ont été une mauvaise surprise.
Je n’aurais jamais imaginé que les institutions pourraient soumettre des propositions qui ne tiennent pas compte des compromis obtenus au terme de trois mois de négociations avec le Groupe de Bruxelles.
Je ne pouvais pas imaginer que les honnêtes efforts du gouvernement grec pour obtenir une solution juste et équitable pourraient être considérés par certains comme un signe de faiblesse.
Plus encore, je ne pouvais pas imaginer que les politiciens – les technocrates ? – pourraient croire qu’après cinq ans d’austérité dévastatrice sous le Mémorandum, il se trouverait un seul député grec pour voter l’abrogation de l’EKAS (Système de pension pour retraités) pour les retraités à bas revenus et pour augmenter la TVA de 10% sur l’électricité.
Si je me trompe sur ce point, dites-le moi.
Malheureusement, les propositions soumises par les institutions n’ont rien de réaliste, et sont un pas en arrière par rapport au terrain d’entente que nous avions pu difficilement dégager durant les négociations.
Le Gouvernement grec ne peut pas, quelles que soient les circonstances, donner son accord à des suggestions irrationnelles permettant que tout ce qui serait gagné en réduisant les surplus primaires soit compensé par des mesures insoutenables pour les retraités pauvres et les familles grecques moyennes.
Je veux croire que ces propositions ont été un mauvais moment pour l’Europe et une mauvaise tactique de négociation, et que ceux qui les ont proposées les retireront rapidement.
Néanmoins, je considère que mon devoir est, avant de produire mes réponses finales aux institutions, d’écouter avec attention le point de vue des partis politiques grecs à ce moment crucial des négociations.
La responsabilité principale appartient bien sûr au gouvernement, mais aujourd’hui, j’aimerais entendre l’opinion de l’opposition – si avec sens patriotique et honnêteté, elle appelle à ce que nous acceptions les propositions faites par les trois institutions ou si elle y est également opposée.
Parce que depuis le début des négociations, vous nous avez durement critiqués –et bien entendu vos critiques sont les bienvenues, c’est l’essence de la démocratie – en ce qui concerne les raisons pour lesquelles nous ne signons pas d’accord.
Maintenant que vous savez précisément ce que l’on nous demande de signer, je vous demande de dire clairement si vous acceptez ou rejetez l’accord qui nous est proposé.
Nous avons à faire aux propositions irrationnelles du récent document, qui représente un moment d’égarement de l’Europe face aux justes propositions du gouvernement grec, qui a démontré son attachement aux valeurs européennes.
Je veux, à cet instant, vous rappeler à tous que, depuis que nous sommes arrivés au pouvoir, nous avons honoré toutes nos échéances financières, soit environ 7,5 milliards d’euros, malgré la stratégie d’asphyxie financière choisie comme tactique de négociation par les institutions.
Je veux vous rappeler, une fois de plus, que depuis juin 2014 le Programme n’a effectué aucun versement ; de plus, depuis le 18 février, la BCE a mis en place une restriction concernant l’émission de bons du Trésor – une contrainte qui n’a pas de base légale dans la mesure où la validité de l’accord de prêt a été étendu et du fait que le pays est dans un processus de négociation dans le cadre du Programme.
Il ne s’agit plus principalement d’un problème légal, ni d’un problème politique. L’asphyxie financière du pays est désormais également un problème moral – et cela contrevient aux principes basiques, fondateurs de l’Europe. Ce problème fait surgir de légitimes questions sur l’avenir de l’Europe elle-même.
Et je suis sûr qu’il y a peu de personnes en Europe qui se sentent fières de cette tactique. Par conséquent, il est temps pour tous de prouver, en Grèce – et principalement en Europe – qu’ils travaillent dans le but de trouver une solution et non dans celui de soumettre et humilier tout un pays. S’ils travaillent à soumettre et humilier, ils devraient réaliser qu’ils produiront l’exact résultat inverse.
Et ce n’est pas une menace, mais une simple observation. Pas besoin d’étudier les sondages d’opinion pour le comprendre.
Il suffit de parler aux gens, dans chaque ville, chaque village, sur chaque lieu de travail, dans chaque communauté, parmi les vieux et les jeunes Grecs, qui débattent avec anxiété des développements des négociations et demandent une chose de nous :
Que nous ne reculions pas sur nos justes demandes. Que nous ne cédions pas face à des demandes irraisonnables ou à une extorsion de la part des créditeurs.
Mesdames et Messieurs, Membres du Parlement,
Vous allez me demander, peut-être à juste titre : en prenant en considération tout ce qui vient d’être dit, sommes-nous finalement proches d’un accord viable ? Je vous répondrai honnêtement : malgré le sérieux pas en arrière d’il y a deux jours, ma conviction est que nous sommes aujourd’hui plus proches d’un accord que jamais, et je vous expliquerai pourquoi.
Premièrement, parce qu’il est désormais évident dans l’opinion publique européenne – et internationale – que le camp grec a proposé un cadre réaliste pour une solution qui ne traite pas les attentes de nos partenaires, les règles gouvernant l’union monétaire, ou les opinions publiques d’autres Etats membres, avec intransigeance et mépris.
Deuxièmement – et peut-être de façon plus importante – parce que, malgré les attentes du contraire et les conditions adverses des derniers mois, nous avons réussi à tenir bon.
Nous avons persévéré et sommes parvenus à négocier immuablement et sainement au nom du peuple grec. Et maintenant, suite à la décision d’hier du FMI de grouper les paiements à la fin du mois, il est désormais clair pour tous, compris et anticipé par tous – y compris les marchés – que personne ne souhaite une rupture. Et le temps qui passe ne joue pas seulement contre nous. Le temps qui passe joue contre tout le monde.
Par conséquent, certains individus ne devraient pas se précipiter à prévoir prématurément de futurs développements, à tirer des conclusions.
L’approche réaliste du camp grec est la seule approche sérieuse de négociation pour atteindre un accord soutenable.
De plus, alors qu’il devient extrêmement clair que le problème grec ne se limite pas à la Grèce, mais est bien un sujet qui engage l’entière zone Euro et son avenir, ainsi que l’économie globale, les chances que nos partenaires accèdent au réalisme et aux positions réalistes soumises par le camp grec vont croître.
Mesdames et Messieurs, Membres du Parlement, pour conclure, je voudrais résumer les objectifs stratégiques du gouvernement grec dans les négociations en cours :
Un surplus primaire bas, ce qui a déjà été accepté et a déjà réduit le coût, la note pour le peuple grec de 8 milliards d’euros pour la prochaine année et demi, et de 14 milliards d’euros sur cinq ans.
Décote – restructuration de la dette.
Protection des pensions de retraite et des revenus réels.
Redistribution de la richesse envers la majorité sociale. Parce que, bien sûr, nous aurons besoin d’une augmentation des revenus. Le problème crucial sera de savoir sur quelles épaules le fardeau continuera à peser – celles des populations à bas et moyens revenus ou celles des populations à hauts revenus ? Ceux qui durant ces cinq dernières années n’ont pas contribué à hauteur de leur juste part, ceux qui n’ont pas contribué à payer la note de la crise doivent en être redevables.
La restauration de la négociation collective et le renversement des relations de travail dérégulées, qui selon nous, fut une clé idéologique de la politique du Mémorandum. Je peux vous informer que, sur la base de nos consultations auprès de l’OIT [Organisation internationale du travail], qui sont à un stade avancé, nous présenterons une proposition finale dans les prochains jours. Elle sera introduite et promulguée par le Parlement grec, qui est souverain et délibérera sur la restauration des accords collectifs dans notre pays.
Un solide programme d’investissement qui créera un choc positif sur l’économie grecque en mobilisant son potentiel stagnant.
Ces six points principaux sont ceux qui gouvernent – et résument – la nature de l’accord que nous désirons, un accord qui soit économiquement viable et socialement juste. Nos efforts, naturellement, seront jugés sur les résultats. Et les résultats seront naturellement plus positifs, si la volonté du peuple grec de soutenir la ligne de négociation nationale, l’effort considérable du gouvernement grec pour une solution juste et viable, est forte.
Mais il est certain que dans les prochains jours, alors que nous entrons dans la phase finale, il y aura beaucoup de discours défaitistes.
Nous devons faire preuve de calme, de prudence, de sagesse, nous avons besoin de soutien social et politique pour atteindre l’objectif national pour le meilleur résultat possible.
Maintenant, il est temps pour chacun de faire preuve de responsabilité. En premier lieu le gouvernement, bien sûr, mais aussi les autres partis.
Y compris l’opposition.
Je vous invite à soutenir totalement l’effort national en laissant de côté, durant ces moments critiques, les intérêts particuliers et la rhétorique alarmiste.
Pour conclure, je veux assurer à nouveau le peuple grec qu’il doit être fier de cet effort et qu’il doit être calme. Fier, parce que le gouvernement grec ne cèdera pas à des demandes irréalistes. Et calme, parce que notre patience et notre persévérance pendant les négociations, notre endurance, porteront bientôt leurs fruits. Nous défendrons, du mieux que nous pouvons, le droit pour l’ensemble de notre peuple de vivre avec dignité, et par-dessus tout, de vivre dans des conditions qui permettront un avenir de prospérité, progrès, espoir et optimisme.
Et je suis confiant dans le fait que nous allons réussir.
Merci. »